Léon Trotsky : En route vers la France

[Source Léon Trotsky, Œuvres 1, Mars 1933 -Juillet 1933. Institut Léon Trotsky, Paris 1978, pp. 285-290, voir des annotations là-bas]

Pages de Journal (11 août 1933)

En février 1929, ma femme et moi sommes arrivés en Turquie. Le 17 juillet 1933, nous avons quitté la Turquie pour la France. Les journaux ont écrit que le visa français m’avait été accordé à la suite d’un appel… du gouvernement soviétique ! Il serait difficile d’imaginer en rêve conte plus fantastique. L’initiative, pour cette intervention amicale, a été prise en fait non par la diplomatie soviétique, mais par l’écrivain Maurice Parijanine, traducteur de mes livres en français. Soutenue par des écrivains et des hommes politiques de gauche, y compris le député Guernut, la question de mon visa fut cette fois réglée favorablement. Pendant les trois ans et demi de mon troisième exil, il n’a pas manqué de tentatives de ma part et de la part de tous ceux qui me voulaient du bien, pour m’ouvrir l’accès de l’Europe occidentale. On pourrait faire un gros album des refus que nous avons essuyés. Parmi les signatures figurant sur les pages de cet album, il y a celle du social-démocrate Hermann Müller, chancelier de la République allemande, du premier ministre britannique MacDonald qui à l’époque était encore socialiste et pas encore un demi-conservateur, des dirigeants républicains et socialistes de la révolution espagnole et beaucoup, beaucoup d’autres. Il n’y a pas là le moindre reproche de ma part, ce sont les faits.

La possibilité de me rendre en France apparut après les élections récentes, remportées par le bloc des radicaux et des socialistes. L’affaire était pourtant compliquée d’avance par la circonstance qui faisait qu’en 1916, pendant la guerre, j’avais été expulsé de France «pour toujours» par le ministre de l’Intérieur Malvy soi-disant pour avoir fait de la propagande «pacifiste», en fait, sur l’insistance de l’ambassadeur tsariste Isvolsky. Bien que Malvy lui-même, environ un an plus tard, ait été expulsé de France par le gouvernement Clemenceau et, lui aussi sur l’accusation d’«activité pacifiste», l’ordre par lequel j’étais de façon permanente exclu de ce pays était resté en vigueur. En 1922, Édouard Herriot, lors de sa première visite en Russie soviétique, et tout en me disant au revoir au cours d’une visite de politesse au commissariat à la Guerre, me demanda quand je pensais pouvoir visiter Paris. Je lui rappelai en plaisantant mon expulsion de France. «Mais qui se souviendrait maintenant d’une histoire comme celle-là ?» répondit-il en riant. Mais les institutions ont meilleure mémoire que les individus. En débarquant dans le port de Marseille, après avoir quitté le vapeur italien, j’ai contresigné un papier officiel que m’a remis un inspecteur de la Sûreté générale m’informant que l’arrêté de 1916 avait été annulé. Je dois dire qu’il y avait longtemps que je n’avais pas signé un document officiel avec un tel sentiment de satisfaction.

Si le cours fondamental de la vie de quelqu’un diffère de l’orbite de la moyenne, alors tous les épisodes qu’il traverse, même les plus banals, se teintent de mystère. Les journaux ont fait bien des hypothèses ingénieuses sur la raison pour laquelle ma femme et moi voyagions sous le «pseudonyme» de Sedov. En fait, c’est le nom de ma femme, pas un pseudonyme. Selon la loi soviétique, un passeport peut être établi, à volonté, au nom de l’un ou de l’autre conjoint. Notre passeport soviétique a été établi en 1929 au nom de ma femme parce que c’était celui qui entraînerait le moins de remous.

Afin d’éviter toutes manifestations ou complications lors du débarquement à Marseille, mes amis français avaient décidé de venir en canot à moteur à la rencontre du vapeur, en mer. Mais ce plan bien simple a provoqué de nouvelles complications. Le propriétaire du canot, l’honorable M. Panchetti, qui n’avait pas été mis au courant auparavant de l’objectif de cette sortie, n’a pas pu dormir de la nuit : il se cassait la tête à se demander pourquoi deux jeunes gens voulaient sortir en bateau à l’aube, sans même de femmes. Il n’avait pas l’expérience de ce genre de choses. De plus, il se déroulait à Toulon au même moment, le procès de deux bandits qui avaient tué un batelier et lui avaient volé son bateau. Bien qu’il fut engagé par l’acompte qu’il avait accepté, M. Panchetti décida de ne pas faire ce dangereux voyage ; au moment critique, il prétendit que le bateau était hors d’usage. Il n’y avait aucune possibilité de trouver un autre batelier dans les parages à cette heure-là. C’est seulement l’intervention de l’inspecteur de la Sûreté qui s’est porté garant des intentions pacifiques des deux jeunes gens, qui a sauvé la situation. Le batelier regretta ses soupçons et s’employa à transporter les passagers du vapeur au rivage, loin du port. Des deux modestes Ford qui nous attendaient là, la presse ne tarda pas à faire «de puissantes voitures d’évasion».

Les mêmes journaux écrivaient que nous avions été attendus à Marseille et escortés à travers la France par d’innombrables policiers. En fait, en dehors de l’inspecteur qui rassura le batelier, m’informa officiellement de l’annulation du décret qui m’interdisait la France, et repartit immédiatement, nous n’avons pas rencontré un seul policier. Pour faire comprendre quel plaisir ce fut pour moi de traverser le midi de la France en voiture sans aucun garde et sans aucune surveillance, je voudrais souligner que depuis 1916, c’est-à-dire au cours des seize dernières années — pour ne pas parler des périodes antérieures de ma vie — je n’avais pu aller nulle part sans la compagnie d’un «garde», parfois amical, parfois hostile, mais toujours un garde du corps.

Mais nous n’avons rien dit du plus important : le but de notre voyage en France. Ce ne pouvait être bien entendu des soins médicaux, ou les bibliothèques richement fournies, ou les autres avantages de la culture française. Non, il fallait un autre objectif, «véritable», soigneusement dissimulé. Le lendemain de notre arrivée, nous avons appris par la presse que nous avions entrepris ce voyage en France pour… rencontrer Litvinov. Je me suis frotté les yeux : Litvinov ? Dans les mêmes journaux, j’ai appris pour la première fois que le commissaire du peuple aux affaires étrangères faisait une cure en France. Mieux, les plus perspicaces des journalistes n’ont pas voulu nous laisser dans l’obscurité quant aux raisons exactes pour lesquelles nous voulions cette rencontre. Il semble que j’aie été récemment complètement submergé par le désir de mourir en Russie et d’être enterré dans ma terre natale. A vrai dire, jusqu’à maintenant, la question de savoir où et comment je serais enterré était le cadet de mes soucis. Friedrich Engels, que je considère comme l’une des personnalités humaines les plus attachantes, a demandé, dans ses dernières volontés, à être incinéré, et que l’urne contenant ses cendres soit jetée à la mer. Si j’ai été étonné par cette demande, ce n’était pas à cause de l’indifférence d’Engels vis-à-vis de sa terre natale de Wuppertal, mais qu’il ait pris le temps de penser tout simplement à la façon dont on disposerait de ses restes. Pourquoi précisément dans la mer ? Mais la perspicacité de la presse est inépuisable. Aujourd’hui, encore j’ai lu ce qu’elle dit de ma tentative pour être réadmis en Union soviétique par l’intermédiaire de Litvinov et maintenant de Souritz, l’ambassadeur soviétique en Turquie, dont il apparaît qu’il fait lui aussi une cure à Royat. Pourtant, les deux diplomates ont catégoriquement refusé de me rencontrer et ce fut «le coup le plus dur de ma vie». Et comment !

Litvinov n’est sûrement pas moins étonné que moi à l’idée que je puisse essayer de négocier mon retour en Russie précisément par son intermédiaire. De telles questions sont tranchées à Moscou exclusivement par les canaux du parti, et c’est bien avant la révolution d’octobre que Litvinov a cessé de jouer un rôle dans l’appareil du parti. Sous le régime soviétique, il n’a jamais dépassé le cadre d’un travail purement diplomatique. La référence à Souritz dans ce contexte est encore plus douloureusement à côté de la cible. Toute cette affaire — que le journaliste perspicace me pardonne de le dire — est un modèle de pathétique.

Je n’étais pas à Royat et je n’ai pas essayé de rencontrer Litvinov. Je n’avais pas la moindre raison de le faire.

On pourrait écrire une étude instructive sur les chemins tortueux par lesquels la vérité se fraie une voie dans la presse. Dans la guerre moderne, pour tuer un seul individu, il faut plusieurs tonnes de fer. Combien de tonnes de caractères faut-il pour établir la vérité d’un fait ou d’un autre ? L’erreur commise par la presse dans ce cas est d’avoir cherché du mystère là où il n’y en avait pas.

Mon attitude vis-à-vis de l’actuel gouvernement soviétique n’est pas un secret : depuis ma déportation en Turquie, j’ai commenté tous les mois dans le Biulleten Oppositsii, le bulletin de l’Opposition russe (Berlin, Paris), et dans la presse en d’autres langues, sa politique intérieure et extérieure. Avec mes camarades, j’ai souvent déclaré publiquement dans la presse que chacun de nous est prêt, comme avant, à servir l’État soviétique à quelque poste que ce soit. Mais on ne pourra obtenir notre coopération en nous posant comme condition de renoncer à nos idées ou à notre droit de critique. Néanmoins, pour le groupe dirigeant, c’est à cela que se résume la question. Il a dilapidé toute son autorité, et, totalement incapable de la retrouver par un congrès normal du parti, cette clique exige toujours et toujours plus fort la reconnaissance de son infaillibilité. Mais c’est une chose qu’elle ne peut en aucun cas attendre de nous. Collaboration loyale, oui ! Couvrir leur politique fausse aux yeux de l’opinion soviétique et mondiale, non ! Ces positions clairement définies de part et d’autre, il ne pouvait y avoir aucune raison de troubler les vacances d’été du commissaire du peuple aux affaires étrangères.

Jusqu’à une date récente, notre famille considérait un incendie comme quelque chose de lointain qui arrivait aux autres, comme une éruption volcanique ou un naufrage en mer, ou encore la hausse et la baisse du marché des valeurs. Mais, après l’incendie de janvier 1931 dans la villa de Prinkipo qui détruisit tout sans laisser de traces — livres, horloge, vêtements, linge, chaussures — la notion d’incendie est devenue partie intégrante de nos vies. Quelques mois plus tard, par une journée funeste, notre nouvelle résidence fut soudain remplie de volutes de fumée suffocante, et tout le monde de courir à travers la maison pour en trouver l’origine ; nous avons finalement trouvé un petit feu de joie en train de flamber dans la cave. L’auteur de cette initiative se révéla être mon petit-fils de six ans qui avait soigneusement rassemblé de la sciure, des bouts de bois et de vieux chiffons et avait réussi à mettre le feu à ces matières très inflammables.

Non sans mal et sans inquiétude, nous sommes venus à bout de t’incendie — au grand chagrin de celui qui l’avait allumé.

Dans notre voyage à travers la France en auto, nous avons remarqué au loin un grand incendie de forêt : «Dommage qu’il soit si loin, a dit l’un des compagnons, ce serait un merveilleux spectacle». Les autres ont hoché la tête avec reproche : que penserait un paysan d’une telle attitude d’esthète devant un incendie ? Nous n’étions pas dans notre nouvelle demeure depuis plus de quelques heures que le vent de juillet, déjà passablement chaud, est devenu insupportable. Le grand terrain à côté de la villa se couvrit de fumée et de flammes. L’herbe desséchée brûlait, et les buissons aussi. Poussée par une brise continue, une langue de feu, large d’une centaine de mètres, se dirigeait droit sur notre maison. La palissade tendue de fil de fer barbelé prit feu. Les flammes gagnèrent la cour de la maison, brûlant l’herbe, les buissons, avec de grandes flammes brillantes ; puis le feu se partagea, entourant la maison. Un pavillon de bois s’embrasa. La villa se remplit de fumée, et tout le monde s’affaira à sortir les affaires de la maison. On appela les pompiers de la ville voisine mais ils mirent du temps à arriver. Nous quittâmes la maison, la considérant comme perdue. Mais un miracle se produisit : le vent tourna légèrement ; le feu hésita le long de l’allée de gravier et se mit à dévier en s’écartant de la maison. Il était éteint quand les pompiers arrivèrent. Mais même maintenant, en écrivant ces lignes, l’odeur du brûlé autour de la maison me poursuit. En tous cas, il s’agissait au moins d’un feu bien français. Le chapitre turc de notre vie appartenait désormais au passé. L’île de Prinkipo était devenue un souvenir.


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